ROMAN de LANGUE FRANÇAISE PUBLIÉ SUR TWITTER
SUIVI PAR PLUS DE 1 600 PERSONNES
Du 1er Août au 31 décembre 2009 à 23h59, j’ai diffusé THIXOTROPIES sur Twitter.
"Je revendique non seulement la possibilité, mais la nécessité de ne rien faire avec toi.
Être avec toi pour ne rien faire d’autre que d’être avec toi."
Ce sont les deux dernières phrases du roman.
Vous êtes plus de 1660, francophones il faut croire, en provenance de toute la planète, à avoir suivi cette première en littérature.
Me voici confronté à la difficile question du suivi. Je ne me vois pas rediffuser en boucle ce roman, même si le nombre de ses lecteurs en apporte en quelque sorte la preuve de son intérêt si ce n’est de sa qualité.
Reste qu’à l’exception de LexiArte et de Laurent Zavack, aucun éditeur n’a manifesté la moindre curiosité. Est-ce en raison du choix du mode de publication ou des faiblesses intrinsèques du texte ?
C’est donc vers vous, chers amis, que je me tourne pour savoir si je continue à publier sur Twitter.
J’ai écrit, entre autres, un roman intitulé « La Tentation d’Oussama ». Texte plus complexe, dont la thématique est bien différente de celle de Thixotropies. Si vous le souhaitez, je le mettrai en ligne dans les semaines à venir.
Je vous remercie donc de m’indiquer avant le 12 janvier 2010 (par e-mail, DM sur Twitter ou sur FB ) si vous souhaitez que je diffuse « La Tentation d’Oussama » sur Twitter. En fonction des réponses, je passerai à l’acte ou pas.
Bonne année 2010 à tous & toutes
Merci encore pour l’attention que vous prêtez à mes écrits.
Cordialement
Christophe Sims.
Du 1er au 24 Août THIXOTROPIES a été intégralement publié sur Twitter en un peu plus de 777 tweets. C’était les vacances.
Huit cent soixante-neuf personnes (seulement ??) ont suivi cette diffusion.
Merci à elles.
Merci aussi aux quelques quatre cents amis du monde entier qui sont venus sur cette page et aux trois cents autres (ce ne sont pas les mêmes nécessairement) qui sont venu jeter un œil sur ma
page perso durant ce mois d’Août.
Au delà de son succès, cette aventure a été source de très nombreux enseignements et à l’origine de plusieurs rencontres et découvertes.
Histoire d'atténuer le choc de la rentrée, afin d'introduire un peu de douceur (littéraire) dans ce monde absurdement brutal, j'ai décidé de regazouiller THIXOTROPIES.
Et, depuis le 26 Août ce sont plus de 1 600 personnes qui suivent le roman sur
@christophesims.
Coïncidence : la barre des 1 400 tweets de Thixotropies a été franchie à peu près au même moment où la 1 400ème personne s'est mise à suivre sa publication sur Twitter. D'après Twitter Counter http://twittercounter.com/, cette fréquentation place @christophesims aux alentours du 38 000ème rang mondial des pages Twitter. Et d'après TwitDir, Thixotropies (@christophesims) serait parmi les 70 pages les plus suivies en France).
Pourquoi publier sous Twitter ?
En 140 caractères Les écritures idéogrammatiques permettent de passer beaucoup plus d’information que les écritures alphabétiques. Les lecteurs asiatiques sont assez logiquement les premiers accros aux twilivres (livres créés sous Twitter).
Deux pistes s’ouvrent.
La première consiste à publier en ligne un texte qui se construit au fur et à mesure de la publication. Large perspective qui se démultiplie à l’infini dès lors que l’auteur, poussant au bout la logique du média, s’appuie sur les propositions faites au fur et à mesure par ses lecteurs. C’est celle que depuis mai 2009 a suivie Laurent Zavack , premier auteur français à publier sur Twitter, où il a mené au bout la publication de Kamuks. Cette aventure, sous l’astreinte des 140 caractères par gazouillis n’est pas sans rappeler certains travaux littéraires créés aveu un jeu de contrainte, dans la droite ligne des publications des membres de l’Oulipo, dont Georges Perec est un des plus illustres représentants, avec par exemple le lipogramme La disparition ou encore La vie mode d’emploi.
Thierry Crouzet, autre précurseur du cinquième pouvoir se reconnaît aussi dans la continuité de ce mouvement.
L’autre démarche consiste à utiliser le media pour ce qu’il est : un outil de communication à forte asymétrie. L’auteur met son texte en ligne, en respectant les règles formelles imposées par le vecteur, pas plus de 140 caractères maxi, par exemple. (Encore qu’il existe déjà des applications permettant de dépasser cette limite).
Suivront cette publication ceux qui le souhaitent (c’est ça l’asymétrie). Dans le flux de Twitter passent les Twunks de l’auteur. (Un Twunk est la portion de texte incluse dans un Tweet – néologisme personnel). Les Tsuiveurs (autre néologisme personnel pour Followers en anglais) attrapent quand ils consultent leur page Twitter un ou plusieurs Gazouillis de l’auteur. Gazouillis que l’on peut consulter dans l’ordre de publication (qui est en fait l’ordre inverse de la narration) sur le profil de l’auteur. Ce dernier aura pris la précaution d’adosser sa publication à une page Web ou plus prosaïquement un blog pour offrir à ses lecteurs le texte dans sa continuité.
à l‘instar de Matt Stewart qui publie depuis le 14 Juillet « A French Revolution », il fallait bien qu’un écrivain français se lance dans cette direction. C’est donc chose faite avec la mise en ligne sur Twitter de Thixotropies.
Si le media impose la fragmentation du texte, celui-ci n’a pas pour autant été rédigé sous la contrainte des 140 caractères. il s’agit plus d’une adaptation au support que d’une matrice d’écriture.
La règle de base Twitter est simple : pas plus de 140 caractères par twitt (message). S’agirait-il d’une sorte d’anticoncaténation?
J’ai donc fractionné le texte en tronçons de 140 caractères max. (Pour info, ce texte comporte 2868 signes jusqu’ici.)
Simple, mais contraignant, on le voit. Certaines phrases seront gazouillées en rafale pour assurer la continuité du texte.
Je prévois qu’ainsi, au rythme quotidien de 20 à 30 fragments, il faudra compter un petit mois pour la publication intégrale de Thixotropies, qui, en tant que roman court, ne comporte que 81 557 signes -espaces compris. Cette taille devrait permettre de ne pas lasser les lecteurs. Ou dois-je écrire les Twitreaders (gazoulecteurs ?)
Et avant la fin d’Août, la publication intégrale sera achevée.
A terme, l’ensemble des fragments sera publié en ligne sous la forme d’un livre électronique ; pour les plus bibliophiles, sera disponible sur commande une vraie version de Thixotropies, en vrai papier.
Pourquoi THIXOTROPIES ?La thixotropie est la qualité qu’ont certains matériaux de changer de consistance suivant les conditions dans lesquels ils sont placés. Certaines boues par exemple sont liquides lorsqu’elles sont agitées et se solidifient instantanément lorsque cesse le mouvement; elles sont utilisées lors des forages dont elles refroidissent le trépan au travail dans la roche et colmate le puits qu’elles empêchent, en se solidifiant, de s’effondrer sur lui-même dès que s’arrête la rotation du train.
Ainsi vont les heures : certaines sont lentes, figées, presque de pierre ou de plomb, d’autres au contraire sont fluides, légères, évanescentes. Temps fugaces et multiples, temps figé, monolithe, l’histoire de chacun se déroule au rythme et au fil des nos attentes.
THIXOTROPIES est le titre d’un roman court (short novel) qui est le premier ouvrage de littérature en langue française à être publié sur Twitter.
Pourquoi PUBLIER EN LIGNE ?
Le monde change.
La littérature, et l’édition n’échappent pas au défi d’Internet. Les éditeurs tentent tant bien que mal de s’y adapter de manière différenciée suivant les pays et les cultures. En France, ce mouvement permis la naissance d’une multitude de petits éditeurs (5 à 10 ouvrages par an), dits « de niche », bâtis sur de réseaux dont la confidentialité ne garantie en rien la survie. Quelques grandes maisons, mastodontes nés de fusions en cascade, parviennent encore à équilibrer leurs comptes en faisant financer une multitude de petits tirages par quelques ouvrages briseurs de records. Mais tout ceci est du commerce au sens le plus trivial du mot, où les considérations mercantiles et médiatiques l’emportent le plus souvent -à de rares exceptions près - sur le pari littéraire et artistique.
En conséquence il devient de plus en plus difficile pour un écrivain de trouver un éditeur.
Je ne crois cependant pas que le livre, en tant qu’objet, disparaîtra. Pour une raison simple : sa rusticité fait qu’une fois imprimé, il n’est plus besoin d’énergie pour le lire ; le signe survit alors, comme toujours et plus singulièrement depuis Gutenberg, à travers le temps et l’espace. A l’heure de l’électronique et du virtuel, c’est un avantage qui n’est pas près d’être remis en cause.
Ceci étant, en comparaison avec le livre papier, et sans pour autant vraiment le menacer, le réseau ouvre des possibilités indéniables de diffusion.
A côté de nouvelles formes d’édition, à mi-chemin entre l’autoédition et l’édition à compte d’auteur qui ne sont en rien incompatibles avec la publication par un éditeur, émergent de nouvelles manières (facebook et Twitter par exemple) de toucher un immense public.
J’y vois une manière particulièrement efficace et économique de présenter directement mon travail.
Pourquoi TWITTER?
Twitter vient de to tweet qui signifie en anglais gazouiller. C’est est un service de microblogging, permettant aux utilisateurs d’échanger grâce à des messages ultra courts, de 140 caractères au maximum : des tweets ou gazouillis, d’où l’oiseau.
A l’été 2009, on estime que Twitter regroupe plusieurs dizaines de millions d’internautes. Quelque peu mégalomaniaque, Twitter vise le milliard (??) d’ici à deux ans. Les francophones gazouilleurs sont en proportion peu nombreux, mais leur communauté grandit chaque jour.
Et pourquoi pas TWITTOTROPIES ?
Parce que le titre de l’ouvrage est « THIXOTROPIES ». Mais c’était probablement le destin de ce livre qui traite des chatoiements, de la fragmentation et de la granulosité du temps - parfois continu, parfois discontinu - que d’être le premier ouvrage de langue française publié en étant fragmenté presque à l’infini en extraits dont aucun ne dépasse 140 caractères.
THIXOTROPIES
- C’est une maison de nains. Sauf la cheminée. Il n’y en a pas. La cabane est si petite, si chichement meublée. Il pourrait difficilement en être autrement étant donnée l’exiguïté du lieu. Les fenêtres grillagées sont hautes et parcimonieuses. Les rares meubles sont plus petits aussi, plus bas, moins larges que leurs équivalents habituels, certainement pour donner l’illusion de plus de place. Dans un coin, occupant tout un pan de mur, un étroit lit referme le passage vers l’échelle qui permet d’accéder au niveau supérieur. Il est si peu large que j’y dors sur le flanc, si peu long que quand j’ai la tête coincée contre le mur, mes jambes dépassent de la couverture de vingt bons centimètres. Je me croirais à bord d’un bateau. Une échelle verticale accède à l’étage à travers une trappe qui se rabat sur le côté. Ce niveau est entièrement occupé par un lit double aux proportions du reste : à terre, il serait simple. Il ne laisse qu’une mince bande de plancher latérale où je pose un pied soit pour émerger de la trappe, soit au contraire, pour ne pas y chuter. Ça serait une sacrée descente de lit. Pour ma sécurité, je condamne la trappe et me résous à n’occuper que le rez-de-chaussée. Les hommes et les cigarettes ont ceci de commun qu’ils s’éteignent après s’être consumés. C’est pourquoi, peut-être, leur tiennent-elles si souvent compagnie. C’est la dernière du dernier paquet. Petit à petit, les signes d’appartenance à l’ancien monde, à l’ancienne vie, s’effacent. Je n’avais pas vraiment la place pour ce genre d’objet dont je savais que je trouverai partout le substitut ou l’équivalent. Dehors il fait nuit. Une nuit tropicale, chaude et humide. Un grondement permanent emplit le soir. Je n’arrive ni à l’identifier ni à le localiser. Il semble venir de tous les côtés et se confond avec le bruit du vent qui secoue les branches des eucalyptus. J’ai chargé un CD dans le lecteur du portable. La présence de ce disque-là dans mes affaires n’est pas liée qu’au hasard, alors que j’ai soigneusement veillé à ne partir qu’avec l’essentiel. En l’occurrence, je ne dois pas être loin de ce qui constitue l’essentiel.Y figurent, parmi d’autres musiques, des reprises de « C’est fini maintenant, Baby » et « N’y pense pas à deux fois, tout est bien comme ça ». Ces chansons disent depuis trente ans ce que je vis aujourd’hui. Je suis dans la chanson. Je pourrais en reprendre le texte mot pour mot. La nouvelle orchestration enrichit par des basses délibérément appuyées le génie simple des créations originales. Ce qui ne gâche rien, elles le réactualisent, si tant est qu’une telle opération ait un sens pour une création géniale, justement. Le propre du génie n’est-il pas d’être intemporel, détaché de la contingence quotidienne, sans lien avec les jours qui l’ont vu surgir, habitant en quelque sorte n’importe quelle époque comme si c’était la sienne? Il est de tout temps actuel, car il est de tous temps. Partout chez lui, car de nulle part. Chaque maison où il séjourne est la sienne.
- C’est lui qui donne sens au toit qui l’accueille, comme s’il attendait depuis toujours qu’il vienne le visiter. Le génie justifie l’existence de l’endroit qui l’abrite, un parmi d’autres, au cours de son éternelle errance. Ici, c’est donc la maison des nains de Blanche Neige. Pour un seul nain. Et c’est moi, le nain. Blanche Neige n’est pas là. Elle est partie. Elle m’a amené dans la nuit et elle est repartie vers un ciel plus septentrional. Quelle dérision ! Je vais au Sud et elle monte au Nord ! Il était inévitable que nos chemins se croisent. Il était probablement écrit que nous devions nous rencontrer. Mais pour le moment, je suis seul dans ce minuscule cabanon, à des milliers de kilomètres d’elle. Et elle me manque. Je l’attends.
Sempiternelle réponse au « Et pour Monsieur, ce sera ?», formulé par un serveur anonyme et jean-foutiste, le petit café de monsieur refroidit doucement dans la tasse. Il refroidit à la vitesse de l’attente. Lentement. J’en ai accéléré vaille que vaille le phénomène en y versant généreusement du sucre, prétexte à le touiller avec la petite cuillère. Je ne suis pas sans savoir que cette opération augmente les échanges thermiques et accélère le refroidissement. Peut-être pour accélérer le temps ?
Mais l’opération ne suffit pas. Il faut laisser le breuvage se refroidir doucement, à la limite de la tiédeur. Il faut laisser pareillement le temps se distendre. Vivre l’attente. Ce n’est pas une attente utile. C’est une attente qui ne sert à rien. Il n’y a rien à attendre d’attendre. C’est juste pour l’attente. Ce n’est pas non plus une attente passive. Au contraire. Elle est active, au sens qu’il faut en jouir comme elle est, comme et pour ce qu’elle est : une attente. Jouir de l’attente comme d’un bon repas, d’un tableau ou d’une musique. En apprécier le rythme, la prosodie, la profondeur, le parfum, la finesse, la texture. Est-elle épaisse ? Salée, sucrée, fumée de cigarette, café ? Ou est-elle son parfum ? Oui l’odeur de son corps avant et après l’amour. J’aime mieux après, l’odeur est plus forte, plus pleine. C’est plus elle. Évidemment, ça ne se fait pas de sortir dans la rue avec son odeur personnelle tellement exaltée, tellement à fleur de peau, qu’on la croirait nue, malgré ses vêtements. Non, cette odeur, elle est pour moi. Il n’y a que moi qui la connais, qui en profite, qui en jouis, qui la respire, la déguste. Avec d’autant plus d’application qu’il faut que je m’en souvienne, pour quand elle ne sera pas là. Pour quand elle sera absente. Et voilà. L’odeur de cette attente : la tienne.
C’est difficile à faire revenir, à faire remonter, à remémorer, c’est encore plus difficile que d’essayer de se remémorer les traits de ton visage. Mais quand l’opération réussit, le résultat est fulgurant. Le plus souvent d’ailleurs, ce n’est que demi-réussite. Flotte alors sur l’attente comme un esprit de parfum, comme l’esprit de son corps ; fragile, évanescent, mais toute la scène en est –très légèrement- imprégnée. Aussi est-il souvent indiqué de lire quand on attend et qu’on ne veut pas s’investir dans cette inactivité absolue, dans ce néant d’action : rien d’autre qu’attendre. Lire est une façon de se laisser porter par les pensées et idées qu’un autre a cru bon de figer, de manière fugace, avec l’illusion souvent lucide d’une éternité, dont tout le monde sait qu’elle est inaccessible. Le confort pour le lecteur est qu’il n’a d’autre effort à fournir que de se laisser porter. Le livre d’un autre exerce une manière de poussée d’Archimède mentale. Elle allège le poids du lecteur, comme l’eau celui du nageur. Douce euphorie (la phorie c’est la portance) du nageur qui s’abandonne au courant ou plus simplement à la sensation régressive de peser moins. Le livre d’un autre, plus ou moins prosaïque, offre un portage analogue. Objet nomade, je l’emmène avec moi pour qu’il m’allège de mes poids, alors même qu’il est pesant physiquement.
Parfois même, en raison de la prolixité de l’auteur, il est franchement lourd et encombrant.
Gênant pour le voyageur véloce et léger que je me veux être. Mais cette masse physique n’est rien au regard de l’importance que quelques mots écrits de la main d’un autre peuvent avoir, de manière fondamentale, sur la vie de ceux qui le lisent. « La vie ne fait pas de cadeau /et nom de dieu, c’est triste, Orly/ avec ou sans Bécaud » Il a bien raison le grand Jacques.
- Je cours, je cours. Je vais, je m’en vais, je reviens, je disparais pour réapparaître quelque temps plus tard, autre part et je reviens. Sauter dans un train, en descendre, marcher le long du quai, marcher lentement –je m’y contrains- . Même si je suis pressé, et souvent je le suis ou crois l’être, je m’efforce de ne pas faire comme les autres. De ne pas être comme les autres, pris dans un engrenage infernal, où il faut toujours aller de l’avant et y aller vite, pour au bout du compte, n’arriver nulle part. Ne pas être comme les autres : ça tombe bien, je ne suis pas comme les autres. Je n’ai donc pas besoin de forcer le pas, je vais à mon rythme. Au bout du quai, je m’engouffre dans les boyaux de la ville. Labyrinthe immonde où courent ici encore, mes congénères. Ville de rats. Escaliers sordides qui plongent au plus profond de la terre. Coulures de rouille, vomissures de la nuit, éclairage verdâtre au néon, qui donne aux visages que je croise une couleur cadavérique. Mon dieu, le mien aussi doit l’être ! Ne pas courir dans les couloirs, pas d’urgence, pas de panique, pas de peur, juste une sourde angoisse. Résister à l’envie de se précipiter lorsque, du fond du boyau en courbe où l’on se hâte (lentement en ce qui me concerne) on sent au courant d’air glacé la rame en approche. Tant pis, je prendrai la suivante, dans deux minutes. Légère attente, toute en suspension, sur le quai. Ces visages proches et semblables au mien qui font comme s’ils ne me voyaient pas. Je fais pareil. Je suis pareil. Regards autistes où l’autre est transparent. Vacarme infernal du fourgon (ah, on dit wagon ?) qui bringuebale à travers les tunnels noirs de laideur et de bêtise, aux voûtes couvertes de réclames sans âge et de calligraphies insensées. Art urbain ? Mon cul, oui ! Odeur suffocante, âpre, de métal frotté, de caoutchouc brûlé, de feu électrique, de poussière et de crasse qui prend aux narines… Il m’arrive même de l’apprécier. C’est comme ça, j’éprouve une tendresse olfactive analogue pour les odeurs de garage ou même pire, celle de diesel. Elle me rappelle les bateaux de travail. Une senteur douceâtre, mélangée à celles de l’huile surchauffée, du bois salé et de l’eau croupie dans les fonds qui passe d’un bord sur l’autre au gré du roulis. Ces remugles de la sentine, qui rendent malade le bouseux quelconque qui descend sous le pont quand la mer est ce qu’elle doit être : agitée. C’est pour moi une odeur de vacances, presque une odeur de liberté.
Je me demande ce que sa famille dit au conducteur quand il rentre chez lui. L’odeur doit lui coller aux vêtements, aller s’insinuer jusque dans son slip. Les proches doivent être habitués. Ils ne disent plus rien sans doute, car ils ne sentent plus cette puanteur qui les envahis eux aussi. Les institutrices fleurent curieusement l’école quand elles rentrent chez elles. Elles ramènent une odeur faite d’enfants énervés, de désinfectant à base d’alcool, avec une touche d’imprimerie. Ce qui est curieux, c’est le mélange des senteurs anciennes et modernes qu’elles portent. S’y mêle une base de poussière de craie avec celle, forte, des marqueurs au styrène. Et surtout surclassant celles-là, une note fondamentale vibre en arrière-plan. C’est une odeur de cire et d’encre violette, alors qu’il y a belle lurette que les salles de classes n’ont plus ni plancher ni pupitre en bois et que ces derniers ne sont plus évidés en leur coin pour recevoir l’encrier magique dans lequel des générations ont trempé leur plume Sergent Major.
- Odeur de métro donc. Vite sortir du fourgon, pour se ruer, un parmi le flot de la foule, vers les interminables couloirs de correspondances, qui passent et s’entrecroisent, d’une façon que l’on croirait aléatoire. Il y a bien dû y avoir quelqu’un, il y a quelques temps, du fond d’un bureau d’ingénieurs ventripotents, gris et dégarnis, qui a fait le choix, de faire passer ce boyau-là par-dessus ou par-dessous les voies et lui faire croiser d’autres couloirs que l’on devine à leur entame. Odeur de métro, odeur soufrée de mort aux rats. Sait-on que chaque année, plus de cent cinquante pauvres hères, des gars ou des filles comme toi ou moi, décident de mettre un terme à leur course dans ce trou ? Un tous les deux à trois jours, jours fériés compris. Ils se jettent sous la rame. C’est imparable. En plus, ils tiennent l’occasion d’une petite vengeance d’outre-tombe. Pour une fois, c’est l’inverse : ce n’est plus moi qui attends le métro, mais bien moi qui fais attendre le métro, le temps pour les agents de ramasser mes morceaux et de nettoyer la vitre de la motrice de mes débris cérébraux et de mon sang. Correspondance, néons, zigzags sans fin dans ces tranchées à ciel fermé, pour arriver sur un nouveau quai. Deux clochards se partagent un litron. Un junkie n’arrive pas à redescendre, pourtant il est bien bas, déjà bien enterré. Deux flics rôdent, encore plus sinistres sous terre qu’en surface, aussi menaçants, si ce n’est plus, que les malfrats et voyous dont ils sont censés protéger le troupeau de rats.
- Re-vacarme. Dans la voiture, des relents de sueurs et de parfums sales flottent autour des barres d’acier luisantes des milliers de mains qui les enserrent quotidiennement et sur les banquettes en plastique, ornées çà et là d’un reste de chewing-gum ou de ces inscriptions calligraphiées qui pour moi resteront toujours un mystère et pour les agents d’entretien un casse-tête.
- Quelques inconnus m’accompagnent dans ce naufrage.
Personne n’ose vraiment se regarder ni se parler. Il y en a bien un là-bas dans le coin, près de l’échelle, qui parle, mais il parle tout seul, marmonnant pour lui-même des paroles insaisissables. Quelques-uns tentent bien de s’échapper à grands coups de musique dans les oreilles. C’est pathétique. Parfois et c’est pour moi tout autant un beau jour, une fête, qu’une tragédie, je croise deux amoureux, qui se murmurent, les yeux dans les yeux, en se tenant la main, des secrets que nous partageons tous. Ils sont dans leur monde, c’est la joie. La tragédie est que leur monde est dans le monde. Les plus raisonnables se contentent de faire comme s’ils n’étaient pas là, l‘air de rien. D’autres, plus fragiles sans doute, jouent l’évasion de cette misérable condition de forçat souterrain en se réfugiant dans la lecture. S’échapper enfin. Aller au bout du quai, comme on va au bout d’un tunnel, avec l’espoir de retrouver la lumière et de l’air. Grimper un escalier, bien raide, dur aux malheureux, comme dit la chanson, avec son revêtement de sable noirci, ses nez de marche fins et luisants comme la lame d’un bourreau, ses porcelaines murales blanches dignes d’un bloc opératoire stalinien. La placette finale offre une dernière alternative, -passer sous la rue ou sortir directement ? – et impose une ultime humiliation. Il faut franchir le barrage à bestiau, une monstruosité de portillon automatique, réplique inversée de celle que l’on doit franchir à l’entrée, moyennant l’introduction d’un bout de papier. Leurs largeurs limitées ne me permettent de ne passer qu’en biais. Et là, qu’ai-je fait ? Rien d’autre que ce que tous les noyés font tous les jours, au moins deux fois par jour. Et moi, c’est au pire, une à deux fois par semaine. Mais c’est tellement pénible que je m’en remets dès que possible à la marche à pied et même, faut-il être tombé bas et n’être pas pressé, aux transports de surface. Après avoir poussé une lourde porte vitrée qui laisse dégringoler le froid de toute sa masse, gravir les degrés roides de l’escalier conclusif qui ouvre sur le ciel emmuré. Il fait gris. Le vent est glacial. Il faut continuer, aller de l’avant.
Le chauffeur de la navette attend avec indolence le moment de lancer le moteur. Je cavale. J’ai beau voyager léger, je trouve toujours le moyen de m’encombrer d’une valise. C’est un modèle moderne d’une extrême banalité. Elle a un système de roulettes et une poignée télescopique. Son gabarit m’autorise à l’embarquer comme bagage à main. C’est pratique, car cela évite de perdre des heures à attendre que le contenu des soutes se décide à venir défiler sur le carrousel mécanique, après avoir été vomi par un tapis ascenseur. Il m’est arrivé de voir ainsi apparaître une valise éventrée, littéralement explosée. Les serrures avaient lâchées sous la pression interne. Je la contemplais d’un œil goguenard en pensant à la tête de son ou sa propriétaire, petite bourgeoise au cul serré, ou business man sérieux comme un croque mort, - il en a les manières et jusqu’au costume-, quand j’ai réalisé avec horreur que c’était ma valise. J’ai failli ne pas la ramasser et n’ai cédé que sous le regard mort des boutons de mes chemises dont les manches balayaient consciencieusement les dalles cradingues de la noria. Pas facile en tous cas de courir en trimbalant derrière soi cette rebondissante valise. Et pourtant, alors qu’il y a tout le temps, je cours. Je traverse la place en coupant par son centre, louvoyant entre les divers véhicules, dont je veux bien croire que les conducteurs sont surpris de me trouver à cet endroit et ne me veulent personnellement aucun mal, mais qui me donnent tous l’impression de vouloir m’éliminer d’un rageur coup de pare choc. Le logo étoilé des Mercedes a quelque chose d’un viseur à l’efficacité toute teutonne. Propriété privée, territoire interdit aux piétons !
- Pousse toi minable chose vivante. Et, désespéré de ne pouvoir résister, je cours d’autant plus. Brefs instants de répit au fond du siège. Les fortifications puis la banlieue hideuse défilent sous un soleil d’hiver dont les teintes chaudes se corrompent au gris de la ville. Il ne réchauffe rien du tout. Je rêve d’une latitude plus sud. Arrivé au terminal, il faut encore galoper. Tranche d’air glacé entre le bus et la porte du hall. Foule, militaires et policiers bras dessus bras dessous. Se frayer un chemin. Quel est le comptoir où je dois récupérer le billet que j’ai réservé ? Une première tentative, ce n’est pas le bon. Au troisième sourire navré de l’hôtesse qui « désolée, Monsieur, ce n’est pas ici », je m’enhardis à demander, sur un discret fond d’exaspération, car en apparence, je reste souriant et affable «si ce n’est pas ici, c’est où ? » -« Ah, ici ? » Juste à côté ! Merci. Récupérer le billet, vérifier qu’il est convenablement libellé, remercier. Il faut ensuite se diriger vers l’enregistrement. Que de mètres, que de monde. C’est traverser un continent. Faire un peu la queue. En principe, je déteste faire la queue. Il m’arrive cependant d’apprécier ce petit moment d’attente dont la légitimité tient au fait que justement, je n’ai aucune légitimité à passer avant les autres. Identité. « -Any luggage, sir?» . Non rien qui vaille vraiment. J’ai déjà moi à traîner et c’est bien suffisant. Me voici en possession de ma carte d’embarquement. Il me reste un peu plus de deux heures à attendre.
- L’attente a un rapport avec la béance, le trou fait dans l’espace-temps par un corps massif, étoile rouge ou naine au risque que la déformation extrême le déchire. Et pourquoi pas un trou noir ? Elle serait bien comme un trou noir, aspirant tout ce qui l’entoure par ses seules forces gravitationnelles, sa seule existence, sa seule présence.Une présence faite de vide anéantissant du vide parsemé çà et là de quelques fractions de matière, quelques atomes, des photons, des radiations. N’en émergent paraît-il que les rayonnements d’énergie de la matière qui s’y engouffre, sans pouvoir en aucune manière échapper à la prodigieuse attirance qui les fascine, pour s’y anéantir. Hurlements cataclysmiques et silencieux qui seront perceptibles à des milliards d’années-lumière dans l’ultraviolet. S’alimentant de tout ce qu’il aspire et devenant ainsi, à consommer son entourage, encore plus puissant, encore plus glouton et toujours plus puissant. Un vertige semblable me saisit quand je suis confronté à l’humain poussé à son paroxysme : l’humain inhumain . Où sans un mot, sans un bruit, sans un geste, sans un regard, pourquoi donc y aurait-il de ces piètres tentatives de contacts, de communication pour un psychisme, muet, lourd de sa seule existence, s’ignorant même peut-être, (probablement ?) existant, absolument absent de toute son absurde présence, pesant de toute sa masse pesante sur l’environnement, les autres, les humains, faibles car simplement humains, devant tant de puissance insensible ? Il faut de la conviction pour, en présence de cette monstrueuse pesanteur psychique, réussir à percevoir de l’humain. Peut-être n’est-il –naît-il ?-, cet humain, que justement dans la proposition, un peu folle, au regard de ce que nous offrent les apparences, la supposition, le postulat, qu’il y a bien ici, tant au centre qu’à la périphérie de cette absolue indifférence, un être humain, un enfant. Et par la seule vertu de la présence silencieuse, pesante, où le regard que je croise semble aveugle tant il me rend transparent, cet esprit massif au point qu’il semble justement qu’il n’y ait pas d’esprit, focalise toutes les attentions. Il attire tous les regards et oriente le monde qui l’entoure en le plaçant à son attention. Ainsi font les bébés humains. C’est l’autisme, trou noir du psychisme. Qui en percevra jamais les appels paroxysmiques analogues aux jets gigantesques de radiations émis par la matière s’engouffrant dans le trou noir ? L’attente absorbe tout l’environnement.
- Elle fait masse, elle s’enfonce, elle enfonce, elle est quelque chose d’assez puissant en soi, d’assez massif et passif pour dévier les rayons rectilignes d’un soleil mort il y a plusieurs milliards d’années. Ces rayons qui auront réussi à se propager droit, tout droit en ligne droite depuis presque le début de la nuit des temps, seules raies de lumière dans un noir et un froid absolus, pour n’être, qu’une fois dans leur éternité, détournés par l’effet de la masse invisible qu’il leur arrive d’approcher. (Évidemment, s’agissant d’un univers à courbure variable, les lignes droites y seront nécessairement courbes). Trou noir temporel, l’absence pèse de son poids sur le temps, elle l’attire, le déforme, le distord, le creuse, l’enfonce, le défonce, le transforme en une sorte de chaussette géante.
- Il y a loin ici du temps métré des chronographes, temps mécanisé, inhumain, insensé. Non, je parle ici du temps de l’humain, du temps vécu, ressenti, creusé par l’absence et l’attente. L’absence rallonge le temps, l’appesantit, l’alourdit. Chaque instant est ralenti, étiré au point de n’être plus un instant mais le temps dans son éternité. Il est un gras flocon de neige tiède et humide qui vient mollement s’écraser sur le balustre du promenoir qui fait face, de l’autre côté du canal, à la Douane des Mers. La neige descend des sommets alpins jusqu’à la lagune. C’est un soir d’hiver, sombre comme Carnaval, à une époque où les touristes n’ont pas encore envahi la Piazza San Marco, une pénombre seulement percée par les lanternes qui ponctuent de-ci de-là les façades minées par l’humidité des vastes splendeurs du passé, un silence fait d’eau et de neige sur de la pierre fatiguée.
- Autre jour, autre attente. C’est un endroit qui tient de la citadelle de Batman et des toits de Mary Poppins. Seuls les clochetons frangés de gargouilles médiévales répondent à la vue depuis les différentes fenêtres de la rotonde. On dirait une passerelle de navire, ouverte sur l’horizon. On se surprend à chercher du regard le compas et ses boules de compensation sur son fût, les alidades à bâbord et à tribord. Où sont le poste de barre et la table à carte ? On attend l’ordre : « En avant, lente ». En vis-à-vis direct de l’œil-de-bœuf géant qui perce le mur, le clocher de pierre fuse vers le haut, autour duquel volètent de manière dolente et aléatoire quelques corvidés. Assis, engoncé dans un vaste canapé de cuir noir, je laisse faire. Le silence emplit la maison, progressivement, comme le ferait une fuite lente. Silencieusement, l’eau envahit les surfaces, déborde sans un bruit et finit par recouvrir tout le plancher, comme une épaisse et translucide tache de sang. L’inondation est silencieuse et rien ne l’arrête. Elle est le contraire de l’incendie, tout en crépitements, fumées et artifices divers. Le feu finit par s’arrêter, pas l’eau. Ainsi monte le silence. Il emplit progressivement chaque pièce, chaque recoin, chaque fond de tiroir, chaque ligne écrite sur chacune de ces lettres soigneusement repliées au fond de leurs enveloppes et conservées, on ne sait trop pour quelle raison, au fond de l’armoire. Chaque maison a ainsi ses petits dépôts à souvenirs, ou à secrets. Avec le silence qui se fait arrive comme un air plus frais, plus froid, plus lourd. Comme si l’air s’appesantissait aussi de ce silence. Les enfants sont sortis, je sais le poisson qui tourne dans son aquarium sans bruit et sans but. Et elle est partie. Je reste seul, seul, à attendre que ce silence m’emplisse à son tour et cet espace de sérénité que je retrouve toujours quand je me retrouve. Ne pas croire qu’il faut que je m’habille de solitude pour retrouver cette petite musique.
- Elle se manifeste aussi dans des milieux publics et bruyants, bars, gares, salles communes diverses et envahies, ou encore dans la nature et réussit pratiquement toujours à couvrir les bruits et les tumultes du dehors, le brouhaha, les déferlements ou les bourrasques. Seul peut-être l’orage qui par son ampleur réveille en moi tellement d’angoisse, m’interdit d’y connaître cette sensation de plénitude sereine. Sentiment ou sensation ? Le sentiment c’est la sérénité, la sensation, la plénitude. Elle est partie et elle me manque. Cela fait à peine quelques minutes. Son absence m’apparaît avec d’autant plus de cruauté que le silence s’est fait, recouvrant les meubles et les tapis d’une épaisse couverture invisible. Son duvet se gonfle, il tasse l’air, qui, immobile, attend. Les bruits de la ville qui d’habitude ne remontent que très faiblement jusqu’à ce cinquième étage semblent encore plus atténués, presque assourdis. Ils s’effacent presque. Une forte impression d’apesanteur s’installe, faisant de cet endroit que je connais bien, familier, un château suspendu au-dessus de la foule, une forteresse surréaliste flottant au-dessus de la mer.
- Il est des attentes minuscules qui n’en sont pas moins longues, pas moins creusées. Viendras-tu en ligne ? Je suis connecté depuis deux minutes qui m’ont paru deux heures. Le contact électronique, virtuel comme on dit, exacerbe les sentiments. Je t’imagine là-bas, si loin, derrière ton écran, en train de composer ton code d’accès. Quelle est la couleur de la lumière, dans quelle pièce es-tu, y a-il des revêtements sur les murs qui t’entourent ? Où es-tu assise ? Que vois-tu d’où tu es ? Y a t il quelqu’un près de toi ? Et toutes ces sortes de choses… L’absence se double presque immédiatement, se creuse et une deuxième absence vient renforcer cette première en l'habitant. Le temps, comme à son habitude, se ralentit. L’attente commence….
- C’est durant l’enfance que j’ai appris à attendre. Il y avait, à l’époque, dans le livre consacré aux avions, une gravure double page qui représentait une vue d’un aéroport parisien moderne. L’illustrateur avait choisi un point de vue haut, qui lui permettait de surplomber la scène. J’y suis. Les aéroports anciens sont reconnaissables à deux caractéristiques. La première est qu’ils sont souvent fermés au grand public, réservés qu’ils sont devenus aux vols d’affaires, à l’aviation légère et aux foires de toutes sortes. Trop près des villes, pistes trop courtes pour les gros-porteurs des années 70, avec impossibilité de les rallonger en raison de leur enclavement dans un tissu urbain qui n’aura fait que de se densifier, comme une prolifération malsaine de foyers aux portes des mégalopoles. La possibilité d’accès pour le badaud ou le voyageur en attente ou en transit à des terrasses qui surplombent le tarmac est le second signe de leur époque. Il y a eu cette petite fille qui courait, qui courait le long des couloirs vitrés. C’était à Pleurtuit, si je me souviens bien.
- Qu’est-ce qu’on pouvait bien faire à l’aéroport, ce jour-là ? Elle criait toujours, pour un oui ou un non. Peut-être même le oui ou le non n’avaient-ils pas de sens à ses yeux. Elle hurlait toujours et souvent pour rien. Devant elle un monsieur a poussé la porte vitrée, qui s’est refermée en silence, doucement, après son passage. (C‘est le propre des passagers de passer, après tout, d’où le passage). Et la petite fille courait de toutes ses forces de jambes et de bras et de corps de petite fille. De toute sa hargne aussi. Pour une fois elle ne criait pas. Mais sa course était son cri. La porte fermait le couloir. Le couloir baignait dans la lumière dorée d’un soleil descendant. Et d’un coup, de toute sa vitesse, en pleine course, la petite fille a percuté un obstacle invisible. Elle s’est heurtée à du rien. Il n’y avait rien. ça a fait un drôle de bruit. Puis, comme rebondissant sur un trampoline vertical, la petite fille a été projetée en arrière, à quelques mètres. La porte en verre ne s’était pas brisée. Le faible poids du projectile lié à la plasticité du matériau ? Et, au terme de ce rebond, l’espace du corridor vitré a été brutalement, violemment envahi d’un son qui, comme une explosion, a rempli d’un coup tout l’espace dans lequel il était confiné. Un son ? Un cri. Un hurlement. Un hurlement de petite fille. La petite fille, qui pour l’occasion avait une bonne raison de hurler, même si celle-ci n’était à proprement parler visible. Ce cri était tout autant l’expression d’une vraie douleur que celle d’une véritable incompréhension, d’une rage incoercible face à ce choc inattendu, plus que celle, moins surprenante, de la surprise.
- Il y a longtemps donc, à l’époque où il fallait prendre un ticket pour accéder aux quais dans les gares, les accompagnateurs pouvaient voir les voyageurs jusqu’au moment où ils franchissaient la porte arrondie et basse du Super Constellation, après avoir franchi quelques mètres à pied et gravi l’échelle de coupée.
- L’accès à la Caravelle se faisait par l’arrière. Depuis que des petits malins ont réalisé qu’une telle topographie offrait des opportunités aisées pour des malfaisants divers (terroristes ou autres) d’expédier sur les pistes depuis ces points de vue des projectiles ou des explosifs de toute nature, il n’est plus possible évidemment d’accéder aux terrasses. Mais derrière d’épaisses vitres, il est encore possible de voir. Ah bien sûr, les sifflements et les grondements assourdissants sont maintenant réservés aux heureux professionnels qui s’agitent sur les pistes, les oreilles protégées par des casques insonorisants. Le paysage de mon enfance s’anime sans bruit derrière les vitres à l’épreuve des balles. À y réfléchir un peu, ne plus accéder au grand air n’est pas une grande perte. Dehors, le spectateur était soumis aux intempéries, aux ampleurs souvent plus intenses que les aéroports sont bâtis en plein champ. Chaud l’été, avec la chaleur du soleil réfléchie et amplifiée par le béton des pistes. L’hiver au contraire y est glacial, avec le froid multiplié par le vent qui coupe comme un rasoir. Ça rafraîchit. Entre l’été et l’hiver, l’automne est particulièrement humide. Ne trouve grâce que le printemps, avec ses journées qui rallongent, la température de l’air qui remonte et qui amène avec elle, aux très beaux jours de juin, les lointaines senteurs florales des champs et des rares bosquets survivants que l’on peut apercevoir au lointain. (Inverser les saisons pour l’hémisphère Sud). Alors voilà, je suis encore à attendre l’heure de départ de mon avion. Encore une fois, je ressens ce paradoxe spacio temporel : plus le moment se rapproche où je sais que nous allons nous retrouver, plus le temps semble se rallonger. Il y a chez Borges un héros hongrois qui ralentit ainsi le temps par sa seule pensée. Il réussit à vivre l’année complète qu’il a demandée à dieu durant toute sa vie, et à y réaliser l’oeuvre de son rêve, entre le moment où les soldats qui le fusillent appuient sur la gâchette et celui où les balles l’atteignent. Chaque seconde s’étire à l’infini, alors que le temps métré se raccourcit. La distance ne diminue pas pour autant. Je suis toujours là où je suis et tu es toujours là-bas, où tu es. Finalement, je n’ai plus qu’une chose à faire : écrire. Écrire ou t’écrire ? T’écrire, je crois. La tension est trop forte. Peu me chaut que ces lignes te parviennent après que nous nous serons retrouvés. Ce que je veux, c’est t’écrire avec autant d’intensité que me fait vivre ce temps qui se rallonge à chaque instant. Au vrai, je ne suis pas sûr que c’est une lettre que j’envisage, mais plutôt seulement une re-création de toi, par l’écriture. T’inventer à la double acception du verbe : te (re)trouver et te (re)créer. Il y a si longtemps et tu es si loin.
- En ouverture, je commencerais bien par quelque chose de léger, quelque chose qui par sa discrétion et sa légèreté ne va pas trop émousser mes capacités à me souvenir, à te remémorer. Une réminiscence qui va m’entraîner doucement dans la rêverie de toi, sans brutalité, sans tension, qui va rendre supportable cette manière terrible de vivre ton absence, qui est de me souvenir de toi. Je commencerais donc bien par respirer le parfum que tu laisses quand tu passes à quelques pas de moi. Oui, c’est bien, c’est un bon commencement. C’est léger, facile et c’est à mi-chemin entre le souvenir déjà pesant que creuse l’absence de toi et justement, que c’est un instant (ce sont des instants) où c’est déjà ton absence qui est évoquée. Tu étais là et puis, au bout de quelques pas, tu n’es plus là où tu étais. Et dans le sillage de cette danse, tu laisses ce parfum.
- Très bon apéritif, léger, douce mise en rêve, comme on dit « mise en marche ». Bon début. Elle fait un mouvement dans l’air et l’air en est parfumé, très légèrement, qui laisse derrière toi comme un fantôme de parfum. Tu n’es plus là, mais à ta place reste, là où tu étais il y a un instant, ce nuage invisible aussi présent que ton corps l’était peu avant. Comme ce matin, (était-ce encore le matin, à onze heures passées, le soleil était déjà haut ?), où tu t’es retournée vers moi. Je te distinguais à peine, tu étais en contre jour. Tu avais apporté des croissants. L’entrée ne peut être que le parfum de ton cou, derrière l’oreille, à l’orée de la nuque. Là où ton épaule et ton cou se rejoignent et forment une combe où je viens me lover. Là, je surplombe ton dos, qui commence à se dessiner lorsque je suis face à toi. Si je t’enlace par derrière, et souvent je le fais, c’est une petite surprise, mais tu commences à t’y habituer (c’est déjà devenu une surprise pour rire), je devine par-deçà la clavicule, la douce plongée vers tes seins auxquels succédera ton joli ventre, qui sait être plat parfois et d’autres fois arrondi, douce plaine qui se finit à la lisière de la chaude forêt. C’est l’ouvert d’un autre paysage, la promesse d’un autre voyage. Derrière l’oreille, là où commence ta chevelure, petits cheveux fins et doux, qui en marquent le début. Ce mélange de l’odeur de ta peau et de celle des cheveux est si fort à mon souvenir que je pourrais bien m’arrêter là si je me laissais emporter, si je ne prenais pas garde à, justement, conserver de la place pour la suite. En cas d’extrême urgence, la dégustation peut s’arrêter là. Cela déjà comblerait mon appétit évocateur. La dégustation continue, cependant. À l’aveugle, comme il se doit. C’est ainsi que procèdent les œnologues ou les assembleurs de parfum. Tous les sens se mettent au service d‘un seul. Ils ne s’effacent pas. Ils se mettent en harmonie, ils vibrent au diapason de celui qui est en l’occurrence exacerbé. Ici, c’est l’odorat. Mais je dois avouer que le goût commence à rentrer dans la danse et je ne jurerais pas que le toucher aussi ne travaille pas. Reste alors la vue. Il faut reconnaître qu’à l’échelle de notre proximité, la vue ne sert pas à grand chose. Nous sommes trop près l’un de l’autre pour que notre vision accommode. Je te vois floue. En fait je ne te vois pas. D’ailleurs, je ferme souvent les yeux. Il m’est arrivé en les rouvrant de constater que les tiens aussi étaient clos. Parfois, divine surprise, nos regards se croisent, tous deux surpris du ravissement qu’il lit dans l’autre. En tout cas, un bon point. Cet aveuglement provisoire sert l’oeuvre du sens sollicité. Que dire de l’ouïe ?
- Elle participe, mais est plus sensible encore au frôlement de nos peaux, aux croisements et décroisements de nos doigts, au bruit de ta tignasse que je chiffonne, qu’à nos deux respirations, qu’aux soupirs, ou qu’aux mots souvent incompréhensibles que tu prononces à mi-voix, dans une langue que je ne comprends pas. À l’aveugle, mais en désordre. Il n’y a pas d’ordre de passage, pas de rituel. La métaphore gastronomique voudrait que je continue par le plat principal. Mais puisque je t’évoque ici parce que j’attends et que je n'ai rien d’autre à faire que d’attendre et comme le temps s’épaissit de cette attente, autant continuer. Et comme je rêve que je continue à respirer ton odeur, il me faut bien faire un choix, pour aujourd’hui. Un choix dans le cheminement. Tout participe. Chaque partie de toi a son parfum, a son goût, sa texture. Prenons tes seins, par exemple. C’est un exemple, j’aurais pu choisir tes cuisses, tes poignets ou tes pieds. Je n’ai jamais été trop versé sur les seins. Mais les tiens m’emporte vers des horizons que j’ignorais. Leur odeur est chaude et douce. Le grain de leur peau si fin. Leurs mamelons pointant au centre de l’aréole, légèrement plus colorés, c’est la teinte d’une muqueuse (externe en quelque sorte), ont vraiment les caractéristiques de leur fonction. Ils sont faits pour être pris à pleine bouche. Je ne m’en prive pas, tentant de mettre dans ma gloutonnerie autant de délicatesse et de tendresse que je peux. Et ça ne manque pas. Les narines à fleur de leur peau s’enivrent de leur parfum. Je ne connais pas d’odeur analogue. Ils ont une odeur unique. Peut-être n’ai-je pas assez d’expérience olfactive, ni les mots pour la signifier ?
- En remontant légèrement la tête, je m’approche de ton aisselle. Une des deux, peu m’importe. Cela dépend de nos positions relatives. Ton odeur se fait ici plus forte. Plus acide. Je lèche aussi parfois, dois-je l’avouer ? Je sens sous ma langue la rugosité que font tes poils rasés. C’est une sensation inversement analogue à celle que l’on ressent quand un petit chaton vous lèche la main. Sa langue est à la fois douce, énergique et râpeuse. Comme du papier de verre. Qui a déjà léché du papier de verre ? Le goût lui aussi est âpre, à la limite de l’amertume. J’aime vraiment beaucoup cette odeur et ce goût. Une variation qui pour n’en être pas moins marquée, reste subtile :
- quand nous avons longtemps fait l’amour, je ne sais pas, quelques heures, je ne sais pas parce que le temps ici encore s’efface. Je parle de ce moment où nous ne savons plus ni l’un ni l’autre où chacun s’arrête, et où l’autre commence. Quand nous commençons, à peine conscients, à ne plus savoir où nous nous arrêtons. À ne plus faire qu’un, monstrueux et anonyme. Où littéralement, je ne sais plus qui je suis, comment je m’appelle, où je suis, s’il fait jour ou nuit. À ce moment, je suis ta sueur. Mes sens ne perçoivent plus, ils sont ce qu’ils perçoivent. J’aime assez ton parfum, à ce moment-là, mais pour autant, ce qui me touche le plus, c’est bien ta propre odeur. Pas celle de l’effort, pas celle du corps à corps, mais bien celle de ton corps. Là est la finesse. C’est un peu comme dans la cuisine au curry. Après une première surprenante et souvent terrible brûlure, à la troisième bouchée, les aliments prennent une autre saveur. En réalité ils retrouvent leur saveur originelle, qui émerge difficilement du traumatisme qu’a subi le goût. Mais ce sont bien les saveurs originelles. Seulement leur originalité est exacerbée par la torture préalable. Cette exacerbation de la nature est suffisamment exceptionnelle et puissante pour constituer au vrai cependant une altération. Quelle est ta fragrance maîtresse ? Où se trouve-t-elle ? Au creux de tes aisselles, au profond de ton sexe, entre tes orteils ou au cœur de ta bouche, quand je saisis ta langue et l’aspire comme la grume d’un fruit ? Je n’en sais rien. Tous les cheminements se valent puisque de toute façon, j’aurais au bout du compte parcouru toutes tes senteurs. Et n’est-ce pas tout cet ensemble qui fait ton parfum ?
- Il y a des attentes où l’on est prêt à faire n’importe quoi, pour, comme on dit, « tromper le temps ». Au vrai, il n’y a que celui qui attend qui est trompé. Le temps, lui, continue de s’écouler. Il passe froid et hautain comme si de rien n’était. Pire encore, il y a l’expression « tuer le temps ». Quelle déraison ! Quelle prétention. Tuer le temps alors que d’évidence, c’est lui qui nous tue. Deux exemples : passer une heure et demie dans l'antichambre de son dentiste est particulièrement éprouvant. Que fait-on ? On « passe le temps » pour attendre la douleur en feuilletant des revues d’actualité vieilles de plusieurs mois, ou même des magazines féminins. J’y ai beaucoup appris, au deçà des monceaux de stupidité qui les constituent. Sur les femmes, telles qu’elles sont présentées à leurs propres regards par des professionnels du mensonge, sur la bêtise, sur l’argent et sur l’humanité en général. J’y ai aussi compris que ce n’est pas en la retardant que la douleur est moindre. Au contraire elle s’augmente du temps passé à la craindre.Les mots croisés fournissent un autre exemple de qualité. Faut-il n’avoir rien à foutre pour faire des mots croisés ! Je parle de les résoudre, pas de les fabriquer. Bref, non seulement on est prêt à faire n’importe quoi, mais c’est exactement ce que l’on fait. On fait les courses, regarde la télévision de préférence aux heures creuses du jour ou de la nuit, on va chercher ou on accompagne les enfants à l’école, on sort sa belle mère en ville, on attrape la crève, on va au cinéma, on voyage…Il arrive même que l’on essaye de ne pas tomber amoureux de cette petite mignonne qui, assise à quelques tables, s’ingénie, elle aussi, à tuer le temps, en vous matant sans en avoir l’air. En vain, comme il se doit. On fait donc tout, sauf attendre. Dommage. Celle-ci, dans l’aéroport, était particulièrement riche, en tant qu’attente. Il n’y avait rien de particulier à attendre, sauf que le temps passe. Je n’y attendais évidemment rien d’autre au bout du compte qu’un avion. Pour être précis, je n’attendais rien d’autre que l’heure de l’embarquement dans un avion. Mais les rigueurs de mes finances m’ayant fait choisir un billet que je devais récupérer à l’aéroport, il m’avait fallu arriver plus de deux heures avant l’embarquement pour pouvoir bénéficier du tarif. Une vexation pour moi qui aime par-dessus tout prendre l’avion au dernier moment. De même, je rêve de pouvoir arriver un jour dans un garage et, avisant la plus belle voiture exposée, dire d’un air banal au vendeur endimanché et gauche, alors qu’il n’a encore rien fait qui pût justifier son salaire ou sa commission: « c’est celle-là que je veux ». J’imagine qu’en réponse, il m’offre un « c’est pour emmener tout de suite ou je vous fais un paquet-cadeau ? », comme font les boulangères quand on leur achète un petit gâteau, sur le coup de 4 heures de l’après-midi, parce qu’une petite faim vous tenaille car vous n’avez rien mangé depuis le petit-déjeuner pris à 8 h du matin. Le gâteau fait saliver, on le commande, le quémande presque (il y a de l’imploration dans la voix et le regard) et rituellement la dame demande : « c’est pour emporter ou pour consommer tout de suite ? ». À cette question qui m’a toujours paru totalement incongrue, - car qu’est ce que ça peut bien lui faire, le moment où je vais le manger ce gâteau ? - Je pourrais tout aussi bien le jeter dans la rue, ou à la poubelle ou même, étant saisi d’une frénésie de comique provocateur (ça ne me déplairait vraiment pas de jouer une vraie scène de cinéma muet : j’ai toujours adoré comment Charlie Chaplin, Laurel et Hardy ou Buster Keaton, chacun sur des registres différents, démontaient par le rire l’absurde dureté du monde et la bêtise béate des nantis locaux et relatifs), lui écraser sur son visage niais et ingrat, sous l’œil horrifié et réprobateur des mégères bouffies présentes.
Je réponds invariablement, car je ne supporte pas les salons de thé : « c’est pour emporter pour consommer tout de suite. » Du coup, interloquée, ne sachant s’il faut qu’elle fournisse la petite boîte et le ruban d’usage, elle me regarde d’un air contrit, par en bas, presque en se méfiant, l’air de dire « pauvre homme, ou heureux les simples d’esprit » et me tend du bout des doigts l’objet gourmand à peine enveloppé, en se félicitant au fond et un peu confusément de faire l’économie d'une boîte dont elle se doute que la durée de vie risque d’être brève. C’est un papier à mi-chemin entre le papier journal, le papier soie et le papier kraft, un peu translucide, qui fait un vrai bruit de papier froissé sous les doigts quand on le met en boule. Je me précipite alors dehors et dévore le gâteau, à la consistance souvent crémeuse, en marchant, la tête penchée en avant pour éviter qu’un morceau s’échappant de ma bouche maladroite ne vienne salir ma chemise de trois jours ou ma veste de six mois. Je dirais au vendeur : « c’est pour emporter tout de suite, pas la peine de faire un paquet cadeau. Voici mon règlement ». Et sous l’œil médusé du petit monsieur, je monte dans la voiture, la démarre et sors par la grande porte du hall d’exposition en faisant crisser les pneus malgré la faible vitesse, car les pneus neufs et propres crissent toujours sur les sols en béton ou carrelés des halls d’exposition des vendeurs de voitures.
- Les aéroports sont, comme le mot le suggère, des endroits de même nature que les ports. Ce ne sont pas des lieux de passage, contrairement à ce qui est souvent entendu, mais bien des lieux de ruptures : départ ou arrivée, retrouvailles ou adieux. Les gares ne sont que métaphores terrestres et ferrugineuses de ces lieux. Elles ne sont tristes que parce que mal lavées. Elles rouillent et jaunissent. Elles suintent d’ennui, car elles n’ont ni la mer ni le ciel pour les nettoyer. Prendre au hasard le premier train en partance pour aller jusqu’à son terminus m’a toujours semblé être le comble du dilettantisme. On a parfois de belles surprises. Je connais au moins un cas où le terminus est imposé par la géographie. Le train ne peut aller plus loin que les butoirs, car au deçà, c’est l’océan. Beau terminus. Il y a que deux raisons d’être en ces endroits. On y vient pour soi ou pour quelqu’un d’autre. Pour quelqu’un d’autre, option départ : on accompagne l’autre. C’est terriblement triste. L’autre va s’arracher de vous, il s’en va, elle s’envole, vers d’autres cieux, d’autres ailleurs où vous ne serez pas, vers d’autres que vous n’êtes pas. Soit on y vient pour attendre quelqu’un, qui par définition ne peut qu’arriver. Angoisse de l’attente, angoisse qui monte jusqu’au moment où l’autre apparaît derrière une porte vitrée, et où la joie du retour balaye tous ces moments de peur, toute cette attente, toutes sans heures sans elle. Tout seul, arriver au petit matin, ou au creux de la nuit dans une ville à des milliers de kilomètres de celle que l’on a quittée quelques heures plus tôt. Intense sentiment de solitude. Le vol n’a été qu’une longue et mauvaise somnolence, entrecoupée par les apparitions oniriques de la beauté factice, efficace et serviable des hôtesses, rythmée par le ronronnement hypnotique de la machine. Les hurlements hydrauliques et mécaniques des appendices manoeuvrés par le pilote ponctuent le temps, jusqu’au double choc qui signe le retour à la terre, le son des réacteurs se modulant progressivement durant l’approche pour atteindre un fugace mais puissant niveau lors de la renverse de freinage. Bref, l’avion s’est posé, on est mal réveillé, mais on n’est pas encore vraiment arrivé. Il faut passer par le sas que constituent les couloirs, les éventuels contrôles douaniers et policiers, l’attente et la récupération des bagages (ah que j‘aimerais voyager avec seulement ma brosse à dents et une carte de crédit !). Vient enfin le moment où l’on se retrouve dehors. On peut respirer un autre air que celui de l’intérieur, aseptisé et climatisé. Les bruits, les odeurs de cette nouvelle cité vous assaillent. L’air est glacial, il coupe les poumons ou bien il est chaud et humide, cela dépend des saisons et de la latitude du lieu. Tout seul, attendre l’avion qui vous ramènera près d’elle. Cette attente-là, de ce jour-là, appartenait à cette catégorie.
- Sens inverse : sortir de l’avion, passer les contrôles, longs couloirs vitrés, hall, porte de sortie, air glacial, navette, somnoler dans le fauteuil, descendre, dehors il fait beau et froid, traverser la place, manquer de se faire renverser par un noctambule matinal, s’engouffrer dans l’immonde boyau, marcher, marcher dans le réseau répugnant, voiture aux sièges maculés et aux passagers absents, changements, mystère de l’émergence de la voie à ciel ouvert, éventration de la ville par l’ignoble serpent, descendre de la voiture (oui, je sais, on dit voiture), courir, longs couloirs à nouveau parcourus par un vent glacial et un air d’accordéon, marcheurs affairés, portillon à bétail, escaliers, escaliers, escaliers, structures de béton apparentes, pas le bon ticket pour le bon train, changer le ticket, composter le ticket, courir le long du quai, sauter dans le premier wagon accessible, pas nécessairement le dernier, ouf, je suis dans le train, respirer, chercher sa place, ouvrir la porte en la faisant coulisser pendant que retentissent les derniers changements d’aiguillage, ouvrir d’autres portes, remonter la travée centrale sous le regard des passagers, trouver sa place, s’asseoir autre part parce qu’elle est déjà occupée par un jeune homme ou une vieille dame qu’on ne veut pas déranger, grimper le sac dans le porte bagage, « roule, roule, train du malheur », les paysages défilent à grande vitesse (c’est vraiment le cas de le dire), les gares s’effacent dans une traînée blanche, on croise des objets fugaces dans un grand et lourd vrombissement, deux arrêts de trois minutes et puis, ça y est, ridicule parmi les ridicules on parcourt les derniers kilomètres debout, dans la travée centrale, le bagage à bout de bras, comme si le train allait oublier de s’arrêter ou s’arrêtait si peu de temps qu’il nous faudrait sauter du marchepied en marche, descendre, le train une fois arrêté dans un interminable et formidable couinement, métal contre métal, ici il pleut, ou il fait beau, ça dépend, marcher sur le quai, prendre le tunnel sous les voies (« il est interdit de franchir les voies »), un escalier, le hall de la gare, avec tableau d’affichage, passagers en instance, comptoirs et gargottes, horloge géante style art moderne, portes vitrées immenses et automatiques, air froid, les taxis font la queue, traverser le parvis, s’engouffrer dans une succession de rues pour arriver dans celle où j’ai laissé il y a trois semaines ma voiture, une inquiétude au dernier tournant, et si elle n’était plus là ?, si, elle est là, soupir de soulagement sincère, trouver les clefs au fin fond du sac, dans la boîte à clefs, ouvrir la voiture, poser la petite valise dans le coffre, ouvrir la portière, s’affaisser dans le siège, poser le sac à dos à côté, respirer, respire, c’est presque la maison, retrouver le contacteur, démarrer (et si elle ne démarrait pas ?) elle démarre, , laisser un peu chauffer le moteur, première, libérer le frein à main, coup d’œil au rétro, on braque, un peu d’embrayage et la voiture se dégage de sa place, rentrer dans le trafic, reprendre les réflexes, ne pas rater les bons fléchages, viser au plus court pour sortir de la ville, sortie de la ville, la circulation se clarsème de manière inversement proportionnelle à la végétation, embranchement vers l’autoroute, peu de voitures, c’est l’entrée du territoire des grands navigateurs routiers, autoroute, autoroute, autoroute, ça lasse mais ça roule, péage, finalement je réalise que le préposé du péage est le seul humain avec lequel j’échange ces quelques premières syllabes depuis très longtemps, depuis des centaines, des milliers de kilomètres, tu es si loin, je n’ai vraiment parlé à personne depuis que nous nous sommes séparés, c’était il n’y a pas si longtemps, mais c’est si loin, la circulation se densifie à l’approche des mégalopoles régionales, péages, vigilance sur les périphériques, trafic sérieux mélangeant locaux et longue distance, pas les mêmes intérêts, pas le même temps, pas la même fatigue, campagne à nouveau, trafic supportable, merde il pleut, essuie-glaces, essuie-glaces, essuie-glaces, ne pas se laisser endormir par ce va et vient sous le nez, pas plus que par l’alternance des bandes blanches latérales et centrales qui forment avec la vitesse une succession de tirets, blanc, noir, blanc, noir, blanc, noir, roule roule petit bolide, chaque kilomètre parcouru, chaque seconde, m’éloignent un peu plus d’elle, je suis comme étranger à mon propre pays, virages que je connais bien, avec une vue magnifique que la marée soit haute ou basse, mais là, je ne vois rien, il fait déjà nuit, les jours sont courts en hiver, faubourg de la ville, embranchement tentant vers l’enfance, résister, merde je n’ai rien à bouffer, il faut aller faire les courses, direction la grande surface, je cours, je cours, non seulement il fait nuit, mais il bruine, il fait froid, l’air est salé j’aime, pièce dans le caddy ridicule, portes vitrées et foule tout aussi anonyme que celle des gares, me voici dans l’antre de la consommation, odeurs de bouffe et de détergent, rayon plus frais de poissonnerie et produits laitiers, boucherie, légumes, bières, pain, lames de rasoir et brosse à dents, faire la queue, celle-là je ne supporte pas du tout, je ne suis ni enceinte, ni handicapé, ni jamais avec moins de quinze achats, simplement je suis un client, je paye et en plus, pour payer je dois attendre, c’est le comble, je m’amuse des très saines réactions des petits qui s’embêtent à juste titre, qui échappent à leurs parents, aux mères fatiguées, et qui font à tous la démonstration qu’il y a des limites à l’amour maternel, retour à coup de taloches, « tiens-toi bien », pleurs et geignements, léger embarras des spectateurs malgré eux, ça leur passera aux marmots, ils vont grandir, ils feront comme tout le monde, ils finiront par fermer leur gueule à force de mandales, contrairement à ce que l’on croit, grandir, c’est renoncer à des possibles, j’en ai presque la nausée, passage en caisse, caissière morne aux gestes automatisés, composition du code magique, gigotements de la mini imprimante, paiement, comme les musiciens, je ne regarde jamais les notes, je me précipite au-dehors mais lentement, ne pas se presser, ne jamais se presser, si le temps c’est de l’argent, le luxe est de prendre son temps, retour à la voiture, vider les courses dans le coffre, ramener le caddy, récupérer la petite fausse pièce, démarrer, marche arrière, rejoindre la sortie, mais avant, aller faire le plein, demain je pars tôt, coup de bol, il n’y a pas un chat, le portique fait sordide, l’éclairage est chiche et le sol couvert d’huile, couper le contact, descendre de la voiture, carte magique, code, choisir le bon carburant, décrocher verser les quelques dizaines de litres du liquide qui vaut quelques millions de morts, odeur d’essence qui monte à la tête, agréable dans ce froid, attendre dans le froid que s’imprime un ticket que je garde sans jamais le regarder, glisser le ticket avec ses petits frères, où ils vont dormir au chaud jusqu’à ce que dans deux ou trois ans, un soir de rangement, je me décide de les jeter à la poubelle, redémarrer, louvoyer dans les ruelles des faubourgs, je n’ai jamais trouvé le chemin le plus court, longer les quais, la vue se remplit des remparts qui brillent dans la nuit comme du bronze sous les éclairages savants, les longer, passer sous la poterne, soubresauts sur les pavés, tours et détours dans la vieille ville, j’accoste à la porte, couper le contact, descendre de la voiture, se saisir des divers sacs de bouffe, de la valise à roulettes, du sac à dos, retrouver la clef, ouvrir la porte, pas possible, il faut que je pose tout par terre, ouvrir la deuxième porte, allumer la lumière, grimper les trois étages dans l’escalier plein de charme mais tellement casse-gueule que c’est un miracle que j’y ai survécu, une autre porte, la pousser, poser le barda, reprendre les clefs, ouvrir les deux verrous, encore une volée de marches, je pose le tout par terre, ça y est, je suis arrivé, presque… Il me faut maintenant redescendre pour aller garer la voiture à une place où le risque de contredanse ou d’enlèvement est nul. Voilà. Je suis ici, là ou encore ailleurs. Et, finalement, nulle part. Je cours, je cours. Et tout cela, pourquoi ? Tout cela n’a pas de sens. Je finis toujours par revenir, puisque n’habitant plus nulle part, je ne suis jamais parti. Je reviens toujours. Je reviens à toi.
- Nous sommes, l’un pour l’autre, le miroir de nous-mêmes. L’envahissement du quotidien par la futilité et le fonctionnel est une véritable calamité intellectuelle. Quand l’ancillaire domine le monde, l’esprit est dans les plis de la serpillière ou au fond du seau d’aisance. C’est hélas, notre quotidien quotidien. Celui de tous les jours. Et là, bien engoncé dans le fauteuil d’osier, je me laisse emporter par cette sorte de rêverie sans finalité, qui sans être à proprement parler du rêve, - car je ne dors pas -, possède indéniablement une qualité onirique. Dans l’état de doux engourdissement où je me trouve, je me trouve bien. Je ne pense littéralement pas. Rien de construit, rien de voulu. Ça s’agite là-dedans, mais je n’y peux mais. Il y aurait en tout état de cause vanité et prétention à croire qu’il arrive que j’y puisse souvent et volontairement quelque chose, en ces moments où, par nécessité, je tente de faire de mes pensées un ensemble cohérent ou à tout le moins convergent. Avoir l’esprit complètement détendu, vide, reposé. Ne penser à rien. C’est évidemment quand, à mi-chemin entre le rêve éveillé et une douce vigilance un peu extralucide, je ne pense à rien, que je pense le plus.Le cerveau se lâche parce qu’il n’est plus encombré par les pensées qui l’occupent habituellement et dont la charge est d’autant plus lourde qu’elles sont futiles et contingentes. Non qu’il se laisse aller –qui est ce « il », mon cerveau, donc moi ? Qui est-ce donc, ce moi ?-, qu’il n’est pas aiguisé, affûté, pleinement éveillé. Simplement, il suit sa nature, qui est justement de ne pas la suivre. Alors pleinement conscient d’être au monde, il s’y livre, sans plan défini, sans stratégie, sans envie, sans visée, en confiance. Bref il vit. Et puis, ça ne se discute pas, parce qu’il lui plaît d’être ainsi en ces circonstances, il se laisse tout autant dériver, au fil des pensées qui lui remontent. De ce qui vient de lui, de son dedans.
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- Perméable au-dehors, il laisse émerger, par bouffées voluptueuses, ce qui l’habite et qui d’ordinaire, reste enfoui au tréfonds de sa mémoire, au fond de son secret. C’est une petite porte qu’il s’ouvre sur son monde, celui qui vient parfois nous visiter dans le rêve. Si nous sommes, l’un pour l’autre, le miroir de nous-mêmes, nous sommes aussi, l’un pour l’autre, probablement, le meilleur de nous-mêmes.
Le creusement, la béance que constitue l’absence… Il n’y a justement …rien. C’est cela l’absence. Un rien palpable de n’être rien. Involution. Creusée en double. Béance englobant et donnant naissance à une autre béance. L’absence creuse l’attente, elle la plombe. L’attente se meuble du silence de l’absence. C’est comme un enrichissement par le vide. Tout s’estompe, tout s’assourdit.
- Le monde autour s’évanouit comme un paysage irlandais s’efface derrière une pluie fine qui ne se contente pas de tomber, mais qui « mouille ». Chaque gouttelette reste en suspension. C’est bien de la pluie, mais le nuage est descendu jusqu’au ras de l’herbe. Ce n’est cependant pas du brouillard. Tout se brouille. Les sens manquent à leurs fonctions qui est de donner des renseignements sur l’environnement. Pour le moment, la perception s’est retournée sur elle-même. Tout converge vers cette écoute de soi, à l’intérieur, au fond de soi-même. C’est un fond sans fond, un fond sans fin et sans limite, un abîme vertigineux et infini, inversement symétrique à l’infini de l’univers, à l’espace et au néant. L’espace intérieur est certainement aussi vaste, mais il est habité de pensées, de souvenirs, d’images qui fulgurent de-ci, de-là, fugaces dans l’obscurité intérieure. Et parmi celles-ci quelque chose qui est de l’ordre de l’image du rien. L’absence est là, en creux.
- C’est puissant, profond, béant. Rien ne peut combler cette béance que la présence. L’absence est là, béance infinie de la vie. Elle est creusée en elle-même par l’attente. Béance au carré. Trou dans le vide, trou approfondissant le vide. C’est la primitive. On peut toujours essayer de franchir un mur, soit en l’escaladant, quelle que soit sa hauteur, ou en le contournant, quelle que soit sa longueur. Les murs n’ont jamais rien arrêté, ni les tempêtes, ni les hommes de courage, ni même les fourmis. Pas même ce gigantesque mur d’airain, lisse et vertical, si haut que la cime en est invisible à celui qui se trouve à son pied, si long dit-on qu’une vie ne suffirait pas à en trouver les bords, ce mur dont on raconte qu’il finira malgré tout par s’effondrer, caressé chaque jour par la plume d’un oiseau de paradis, qui passe et repasse au même endroit. Et bien au bout du compte, ce mur cyclopéen finira par disparaître. Mais comment sortir de soi ? Comment sortir d’un abîme sans limites, sans bords, sans profondeur tangible qu’elle en est infinie, même si l’on pressent qu’elle n’ est pas sans limite, puisque nous le connaissons si bien. Profondeur amplifiée par une béance complémentaire qui l’alourdit et l’invagine, la roule sur elle-même, l’enroule sur elle-même : celle de l’absence. Le temps et l’espace y disparaissent. Le temps lentement, se fige.
- Chacun de ses fragments se dilate en une éternité, elle-même creusée au sein de l’éternité que dure chacun de ses instants. Le temps devient granuleux, discontinuité sans fin de moments infinis, qui se dilatent sans espoir. Si le temps se ralentit, l’espace subit deux mouvements en apparence contradictoires. D’une part, il se rétrécit, au point de ne devenir qu’un point. Comme le temps est une discontinuité granuleuse, l’espace est composé lui-même de grains d’espace, qui sont autant d’univers. Mais simultanément, l’espace se dilate à proportion des grains de temps. Car l’espace est apprécié à l’aune du temps qu’il faut pour le parcourir.Le temps se ralentit, s‘allonge au fur et à mesure que se rapproche le moment de mettre un terme à l’absence, le moment des retrouvailles. Pourtant, il n’est pas arrêté, le temps ne s’efface pas, il ne disparaît pas. Car il continue de passer, ce qui doit se produire se produira au moment où il se produira. Si le temps s’arrêtait, il ne pourrait pas se creuser. C’est bien parce qu’il continue de s’écouler, c’est bien dans les infinies béances qui sont autant chacun des instants que ceux qui les séparent, que se déploie la durée. C’est un paradoxe analogue à celui de Zénon. L‘absence fait de la distance une dimension sans intérêt.
- Que l’absent soit loin ou près -et qu’est ce que cela veut dire ? La présence n’est-elle que le résultat d’une perception sensorielle ou aussi (seulement) celui d’une représentation mentalisée ?-, l’absent est toujours trop loin. Mais comme temps et distance sont corrélés, on pourrait s’attendre, puisque le temps se distend, à ce que la distance augmente. Il n’en est rien. La distance au contraire s’efface. L’attente et l’absence ne sont pas des questions géographiques, ne sont pas des questions de distance. L’attente renvoie évidemment à la question du temps. Mais, paradoxalement, l’absence aussi. Elle ne renvoie pas à la question de la distance. L’absent n’est pas moins absent à dix mètres qu’à 2500 ou 14000 Km, dès lors que son absence est manifeste, c’est-à-dire dès lors que les perceptions confirment les représentations. En d’autres termes, dans cette cosmologie, l’attente s’épanouit évidemment dans un registre chronologique et se nourrit de l’absence qui, elle, se déploie dans une dimension topologique. Sa forme serait celle d’une béance constituée par l’envahissement complet de l’espace-temps affectif, ressenti, vécu, rêvé, d’une énorme masse constituée de rien. L’autre, l’absent marque par son absence la place de sa présence. L’absence est un défi jeté à la face des hommes trop crédules. L’absence, ce rien – puisque l’absent n’est justement pas là -, creuse, déforme tout le perçu et le ressenti et s’effondre sous sa propre gravité. Et en s’effondrant, elle déforme encore plus l’espace. Cet effondrement connaît en son sein une amplification prodigieuse de ses propres effets par l’intrusion de l’attente. Ainsi l’attente renforce l’absence et en la renforçant, se rend elle-même encore plus insupportable.
- Mes pauvres mots ! Ils sont bien souvent insuffisants même s’ils ne sont pas si faciles que ça à manier. La langue ne se laisse pas faire. Ses contraintes, pour créatives qu’elles soient, sont dictatoriales. Mes mots sont faibles. Il en manque même souvent pour que je puisse t’exprimer ce que je ressens. Alors je recours à la métaphore « Le sourire de l’ange est triste au front des cathédrales » ou à la répétition. La liste des mots disponibles n’est pas infinie. Surtout la mienne. Heureusement la langue bée. Elle laisse entre chaque mot une béance infinie d’où le sens parvient parfois à émerger.
- Souvent il s’y perd aussi. Nous passons beaucoup de temps à parler. C’est qu’il n’est jamais sûr que l’interlocuteur entende les mots comme ils ont été dits. La béance de la langue est à l’œuvre. En fait nous passons beaucoup de temps à boucher les trous que nous laissons, souvent involontairement, entre nos mots. À l’instar de ces soldats désoeuvrés, nous creusons des trous pour en boucher d’autres. Et parfois, - souvent ?- , se produit un petit miracle.
- Deux hommes qui se parlent réussissent à édifier une passerelle entre leurs mots et se comprennent. Oh, c’est un pont fragile est provisoire, prêt à céder sous la moindre contrainte, la moindre force, sensible aux changements d’humeur et aux malentendus. Que dire des mots que nous échangeons ? Ils proviennent de langues différentes. Tu parles la tienne, que je comprends à peine. Et tu fais l’effort de parler la mienne. Mais ces mots que nous utilisons ne savent ni rendre compte de la complexité de ce qui est à dire, ni de nos richesses.
Quand par exemple tu me dis « Je t’aime », cela me touche, certes et me fait plaisir, autant plaisir de l’entendre que toi de le dire. (J’occulte volontairement la splendeur de l’aveu que nous nous sommes mis réciproquement dans nos bouches, au risque doux et violent de méprise sur le sentiment de l’autre.) Mais crois-tu vraiment que ces quelques signes, ces quelques phonèmes permettent sérieusement aujourd’hui de rendre compte de l’ampleur, de la force et de la rareté de ce que nous vivons ? Encore plus grave, en recourant à cette langue qui ne t’est pas première, même si tu la maîtrises avec élégance, c’est toute ton histoire, toute ton étrangeté qui s’efface au service de je ne sais quelle efficience, puisque qu’aussi bien il n’est pas vraiment besoin, entre nous, de parler. Or si nous nous aimons, comme il nous arrive de nous le dire à l’aide ces pauvres mots de tout le monde, en quelque langue que ce soit, il est clair pour moi, que c’est sans commune mesure avec la simple déclaration, factuelle, du sentiment qui est de l’ordre du constat. Reste que les mots habillent bien le silence. Voilà qui est fascinant. D’un côté, les mots sont trop souvent trop faibles pour exprimer ce qu’ils veulent dire et de l’autre, ils ouvrent de tels espaces que l’échange devient possible. Les mots sont de ce fait, souvent bien utiles. Ils servent tout d’abord à désigner l’absent.
- Souvent il s’y perd aussi. Nous passons beaucoup de temps à parler. C’est qu’il n’est jamais sûr que l’interlocuteur entende les mots comme ils ont été dits. La béance de la langue est à l’œuvre. En fait nous passons beaucoup de temps à boucher les trous que nous laissons, souvent involontairement, entre nos mots. À l’instar de ces soldats désoeuvrés, nous creusons des trous pour en boucher d’autres. Et parfois, - souvent ?- , se produit un petit miracle. Deux hommes qui se parlent réussissent à édifier une passerelle entre leurs mots et se comprennent. Oh, c’est un pont fragile est provisoire, prêt à céder sous la moindre contrainte, la moindre force, sensible aux changements d’humeur et aux malentendus. Que dire des mots que nous échangeons ? Ils proviennent de langues différentes. Tu parles la tienne, que je comprends à peine. Et tu fais l’effort de parler la mienne. Mais ces mots que nous utilisons ne savent ni rendre compte de la complexité de ce qui est à dire, ni de nos richesses. Quand par exemple tu me dis « Je t’aime », cela me touche, certes et me fait plaisir, autant plaisir de l’entendre que toi de le dire. (J’occulte volontairement la splendeur de l’aveu que nous nous sommes mis réciproquement dans nos bouches, au risque doux et violent de méprise sur le sentiment de l’autre.) Mais crois-tu vraiment que ces quelques signes, ces quelques phonèmes permettent sérieusement aujourd’hui de rendre compte de l’ampleur, de la force et de la rareté de ce que nous vivons ? Encore plus grave, en recourant à cette langue qui ne t’est pas première, même si tu la maîtrises avec élégance, c’est toute ton histoire, toute ton étrangéité qui s’efface au service de je ne sais quelle efficience, puisque qu’aussi bien il n’est pas vraiment besoin, entre nous, de parler. Or si nous nous aimons, comme il nous arrive de nous le dire à l’aide ces pauvres mots de tout le monde, en quelque langue que ce soit, il est clair pour moi, que c’est sans commune mesure avec la simple déclaration, factuelle, du sentiment qui est de l’ordre du constat. Reste que les mots habillent bien le silence. Voilà qui est fascinant. D’un côté, les mots sont trop souvent trop faibles pour exprimer ce qu’ils veulent dire et de l’autre, ils ouvrent de tels espaces que l’échange devient possible. Les mots sont de ce fait, souvent bien utiles. Ils servent tout d’abord à désigner l’absent. Ils disent l’autre ou le lointain sans aucun souci d’homothétie ou de logique. Cette caractéristique les rend particulièrement précieux quand il s’agit de boucher l’absence, ce que je fais ici. Ils te parlent, te racontent alors que tu n’es pas là. On peut, à partir de cette observation, en faire un usage encore plus subtil et puissant. Auras-tu remarqué comme les mots sont pratiques pour combler le silence ? Et mieux encore : ils constituent un excellent rempart pour se protéger du contact. Tu mets des mots à la place des gestes et hop, le tour est joué. Les mots sont très utiles dans la montée de l’escalier. Ils alimentent l’attente. Ils la justifient et la renforcent. Étrangement, car ils suppléent à l’absence, ce sont encore eux qui permettent de supporter l’attente, dès lors que le choix est fait de vouloir l’écourter. Et puisque je parle des mots, autant le dire clairement ici: tout ceci n’est que littérature. Les mots sont très utiles dans la montée de l’escalier. Ils alimentent l’attente. Ils la justifient et la renforcent. Étrangement, car ils suppléent à l’absence, ce sont encore eux qui permettent de supporter l’attente, dès lors que le choix est fait de vouloir l’écourter.
- Et puisque je parle des mots, autant le dire clairement ici: tout ceci n’est que littérature.
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- Au détour du couloir, le flux déboule par la porte vitrée laissée grand ouverte. Ça fait comme une marée montante qui se heurte aux remparts de la vieille ville fortifiée.
- D’un côté le flot pressé des voyageurs et de l’autre, une foule compacte et anxieuse qui attend. La scène se répète sans fin dans tous les aéroports. La différence avec les arrivées de trains ou de bateaux tient ici encore à la topologie des lieux. Par définition, les quais sont longilignes, même si parfois légèrement courbées. En matière ferroviaire, c’est le parvis de la gare qui forme amphithéâtre. Parvis de gare, mornes et modestes métaphores des parvis des cathédrales. Pour les gares, l’amphithéâtre est extérieur. La tragédie se noue dehors. Même que parfois, un train oublie de s’arrêter et vient pointer son nez puissant et chafouin. Les places de gare sont devenues les modernes équivalents des parvis des cathédrales. Mais l’ange ne sourit plus tristement aux fidèles venus vibrer aux mystères. C’est l’horloge qui règne maintenant au fronton. C’est encore plus triste. Le temps impose son empreinte sur les façades. C’est la matérialisation de son emprise sur les âmes. Depuis quand le temps métré est-il devenu incontournable ? Exactement depuis la création des premiers réseaux de chemin de fer. Il fallait bien que l’heure fut la même aux quatre horizons du territoire pour que les trains qui partent à l’heure arrivent à la bonne heure, au risque sinon de disparaître en route, dans un trou de l’espace-temps, un peu comme dix jours d’octobre de l’an quinze cent trente-quatre ont été effacés de l’histoire lors de l’établissement du calendrier grégorien. Il était aussi risqué que deux trains se rencontrent, chacun suivant son temps, chacun sa propre heure. Évidemment, sur une voie unique, ce genre de collision ne peut guère se produire sans froissements de tôles, hurlements et explosions, brûlures, mutilations, cris et victimes multiples. Pour éviter ce genre de désagréments qu’apporte la modernité, cette dernière a eu une idée de génie. Elle a inventé le temps moderne, qui est le temps métré. Repère absolu et objectif définitivement contraire au temps vécu, qui, comme chacun le sait et le ressent, est le seul intéressant. Voilà pourquoi les gens se rassemblent au pied des horloges. Voilà pourquoi le sourire de l’ange est triste.
- Car les hommes ont toujours aimé se rassembler. C’est une manière de se protéger contre l’inconnu, la guerre, la famine et toutes les peurs qui hantent l’humanité depuis toujours. Les hommes ont toujours aimé se rassembler. Ce qui ne veut pas dire qu’ils aiment être perdus dans la foule. Les lieux de ruptures ont toujours été propices aux rassemblements. Il m’arrive de penser aux attroupements qui ont dû se former sur les quais de Cadix au printemps mille quatre cent quatre-vingt douze. Ils sont aujourd’hui ornés des magnolias les plus formidables que je connaisse.
Ici, ce qui tient tous ces gens, c’est l’attente. C’est l’espoir de reconnaître puis retrouver celui ou celle que l’on est venu attendre, alors même que personne ne prête la moindre attention à son voisin, venu pour la même raison. Il y a pourtant du quelque chose à partager, non ? Une catastrophe de grande envergure (déraillement, crash ou naufrage) se double toujours par une autre catastrophe, à la fois plus modeste et démultipliée par le nombre. C’est celle que connaissent ceux qui attendent ceux qui n’arriveront plus jamais. La douleur est multipliée à l’infini, chacune s’alimentant de celle que leur renvoient tous les autres, qui au même moment et même endroit, vivent des souffrances analogues. Atroce jeu de miroirs.
- Le couloir débouche sur une plate-forme qui descend en deux pentes symétriques. Le voyageur arrivant a le sentiment d’être accueilli par des centaines d’anonymes aux regards implorants, car le contrebas où ils se trouvent les contraint à lever les yeux au ciel.
- Brouhaha, foule compacte dont certains brandissent des panonceaux.« Qui veut me reconnaître ? » « -Elle est pas belle ma limousine ? »Les regards sont brillants. On y lit l’espérance. Je balaye à grande vitesse tous ces visages. Aucun n’arrête mon oeil. Le seul regard que je cherche, c’est le tien. J’exécute un panoramique très rapide, pas besoin de dévisager les gens, je passe de l’un à l’autre très vite. Je te cherche. Je t’espère. Je désespère. Tout ça va très vite. Une éternité, je t’attends. Et puis d’un coup, nos regards se trouvent. Ils s’accrochent. Tu es là. Le reste s’efface. Tout s’obscurcit. Seul reste ouvert le canal de nos regards qui se tiennent l’un à l’autre. Rien que la lumière de tes yeux. Pas de signe, pas de geste, un sourire peut-être.
- Le gars d’à côté pourrait porter un tutu rose et une trompe d’éléphant, nous ne le remarquerions même pas. Dans la pénombre, seul reste éclairé le tunnel qui nous relie. Imagine qu’on puisse le visualiser ainsi que tous ceux de ces gens qui sont là ? Des traits de lumières se croiseraient dans tous les sens sans jamais interférer. Nous nous rapprochons. Je retrouve le détail de ton visage. Tu souris. Je dois avoir l’air très con, béat. Je dois même sourire, moi aussi. Je suis là. Tu es là. Nous sommes ensemble. Enfin. Fin de l’attente. Est-ce parce qu’il y a manque qu’il y a désir ? Ou est-ce le contraire ? Ne nommerait-on pas désir ce que nous ressentons quand quelqu’un manque ? Une chose est sûre. Les deux sont liés. Pas de désir sans manque. Mais, probablement aussi pas de manque pour celui qui ne désire pas. Le désir est la pulsion qui naît du manque. Il est plus que probable d’ailleurs que cette pulsion s’ancre au plus profond de notre intime. Cette expérience du manque est liée à la découverte sûrement traumatisante et simultanée de l’altérité et de sa propre singularité. Chacune est la face cachée de l’autre. La perception de l’autre naît non pas de sa présence, mais bien de son absence. L’autre n’est vraiment perceptible que quand il nous manque. Le désir naît de cette première et double révélation : je ne suis rien sans l’autre et l’autre n’existe vraiment que quand il n’est pas ici. L’altérité s’inscrit dans l’absence. Et l’absence est l’essence du désir.
- Dire à celle que l’on aime : « j’ai besoin de toi » est la plus triviale manière de lui signifier que l’on ne l’aime pas, justement. C’est la rabaisser à un rang d’objet, c’est nier en elle toute son humanité, toute sa complexité, pour la ramener à un usage servile, instrumental. Au mieux elle devient l’outil humain, incorporé, qui va permettre d’atteindre à la jouissance. Il n’y a ici que frôlement des chairs. Ce n’est pas aimer, même si ce n’est pas si amer. Ce qui complique évidemment les choses, c’est la réciprocité. Rien n’empêche l'autre d’avoir une posture analogue. Rien ne t’en empêche. On peut seulement ajouter qu’une telle disposition d’esprit n’est pas vicieuse mais erronée. On se trompe seulement de registre, on triche avec les sentiments avant de le faire avec les sensations. Sauf que ce qu’on doit exiger de soi-même c’est que ce ne soit pas justement une affaire d’esprit, mais bien de sentiments. On parle ici d’amour, d’absence et de désir. Celui-ci est inextinguible, au contraire du besoin. J’ai faim, je mange, je n’ai plus faim. C’est le besoin. Je t’aime. Nous sommes loin l’un de l’autre. Tu me manques. Je ne m’inquiète même pas de savoir si toi aussi tu ressens que je te manque.
- Ça, c’est le désir. Il n’a que faire de la réciprocité. Ce qui importe pour lui, c’est l’absence. Et alors ? Tu es là, je suis là. Je suis en face de toi, nous sommes l’un à côté de l’autre. Et pourtant tu me manques encore. Parce que tu es toi et que je suis moi. Parce que nous ne sommes, ni l’un ni l’autre, mais au vrai, comme chacun et ni plus ni moins que tous les autres, réductibles à notre présence. C’est pourquoi il nous faut être vigilants. Il nous faut veiller à rester sur le registre du désir. C’est la seule voie qui nous permettra de continuer à être l’un pour l’autre ce que nous sommes. Cela signifie qu’il nous faut accepter de vivre en permanence la frustration qu’est le manque. Il nous faut littéralement vivre en état de manque. Non pas comme d’une drogue, même si certaines des conséquences de l’addiction ressemblent à celles de notre relation. L’addiction n’est rien à côté de ce que j’évoque ici. Elle peut-être puissante et mortelle, hélas trop souvent, mais elle s’alimente en tout cas dans un premier temps d’une ingestion ou injection physique. Il lui faut du matériel pour s’implanter. Ici, rien de tel, tout se passe d’entrée de jeu sur le plan spirituel ou psychique, même si il a bien fallu quand même qu’à un moment ou à un autre, quelque chose de l’ordre de la perception se soit produit. Il a bien fallu que nous nous reconnaissions.
- L’œil ou la main, l’odorat ou le goût, bref tous les sens et plus encore ont bien dû intervenir. Peut-être un seul d’entre eux, peut-être dans le désordre, peut être qu'il s’est produit une sorte de cataclysme sensoriel quand nous nous sommes croisés la première fois. Peut-être ne s’est-il rien passé ? Mais l’important n’est pas là. J’ai croisé des milliers de femmes et toi autant d’hommes. Rien. Des milliers de fois, il ne s’est rien passé. J’ai écrit qu’il avait bien fallu que nous reconnaissions.
- Cela veut dire que tu existais en moi, et qu’il en fut probablement de même pour moi en toi, sans que nous le sachions, bien avant que nous nous croisions un soir sordide dans un bâtiment qui sentait le chou et le désinfectant.
- Il nous faudra donc soigneusement veiller, avec obstination, à entretenir le désir. C’est-à-dire l’absence. Ce qui revient à soutenir que pour être heureux, il faut être malheureux.
- Ce qui n’est pas si grave car l’important n’est pas tant le bonheur que l’espoir du bonheur.
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- L’inconvénient des retrouvailles est qu’elles finissent toujours par cesser. L’on passe à autre chose, on retourne au quotidien, une fois le moment intense du retour épuisé. Le quotidien reprend ses droits, quelles que soient la couleur du nouveau ciel et la nouvelle heure où l’on se trouve. Il faut sortir le chien, faire les courses, payer les impôts, amener ta fille à l’école (ou aller la chercher), enterrer un vieil ami, prendre des antibiotiques, ou plus benoîtement, mourir. De toute façon arrivera toujours le moment de la séparation, cette heure aussi certaine que crainte du départ.
- C’est ainsi, nous sommes deux, nous sommes différents. Nous ne pouvons pas nous séparer, car nous le sommes déjà, d’entrée, irréductiblement. Ces moments où nous sommes ensemble ne sont qu’illusions. Illusion de n’être qu’un.
- Nous ne pouvons être ensemble que parce que nous sommes deux. C’est dans cette magnifique et miraculeuse dualité que sont inscrites à la fois la joie de nos retours et la certitude de nos séparations. Si nous n’étions pas deux, singuliers et différents - et oh combien différents ! -, nous n’aurions jamais pu nous rencontrer. Et parce que nous nous sommes un beau soir rencontrés, nous ne pouvons maintenant que nous séparer.
- Tôt ou tard.
- Le plus tard serait certainement ce que je souhaite à chaque instant le plus ardemment, (et c’est bien là le problème, c’est de le souhaiter à chaque instant). Mais il nous faut peut-être considérer, au risque de nous faire du maltrop souvent ou trop longtemps, que le plus tôt serait le mieux. Ce serait mieux, car c’est inéluctable.
- Autant prendre en considération cette inéluctabilité et nous accoutumer à vivre avec. C’est-à-dire à vivre sans.
- Sans toi.
- Car non seulement notre différence nous contraint à la séparation, mais en plus, nous sommes toi et moi, pris dans la temporalité. Comment veux-tu que notre rencontre y échappe? Elle a un passé, nous la vivons parfois au présent, a-t-elle un futur ? Elle aussi est inscrite dans le temps. Comment nos retours peuvent-y échapper ?
- La thixotropie granuleuse du temps peut servir ici. Essayons de le ralentir. Mais il n’a pas d’autre solution pour cela que de vivre nos retrouvailles comme une attente ou une absence. Le deuxième terme paraît à l’évidence contraire à nos présences réciproques et sensibles de l’un à l’autre. L’attente semble une piste plus intéressante. Il ne s’agit pas d’attendre les retrouvailles, ce serait un faux-sens. Cette attente est celle qui est vécue lors de l’absence.
- Non, il s’agit vraiment de vivre le retour comme une attente, comme une espérance, comme un espoir. Nous avons tant et tant de choses à faire ensemble. Tant de choses à dire, à donner, à construire. Tant et tant de choses à nous dire, à nous donner, à construire et à rêver. Nous pourrions faire des spaghettis, par exemple, ou un voyage à Saint-Pétersbourg, ou même un bébé.
- Et dans cette liste non exhaustive, j’inclus le rien. Nous avons même rien à faire. Je revendique non seulement la possibilité, mais la nécessité de ne rien faire avec toi.
- Être avec toi pour ne rien faire d’autre que d’être avec toi.